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« BIENVENUE A LA REVUE SOUFFLES », le jeudi 30 JANVIER 2014, 18h, à la Médiathèque Centrale Emile Zola de Montpellier.

 PROCHAINE MANIFESTATION: 30 janvier 2014

 INVITATION

 

Chers amis de la poésie et des arts,

Nous avons le plaisir de vous convier à la manifestation littéraire : « BIENVENUE A LA REVUE SOUFFLES », le jeudi 30 JANVIER 2014, 18h, à la Médiathèque Centrale Emile Zola de Montpellier.

A cette occasion, nous vous proposons de vous faire découvrir notre patrimoine poétique, depuis la création de notre revue en 1942-43, l’une des plus anciennes revues françaises de poésie qui a fêté ses soixante-dix ans, jusqu’à nos dernières publications : L’oiseau Tram, L’arbre à souffle ou Fragments du quotidien.

La présidente d’honneur de notre association, la comédienne Madeleine Attal, nous fera l’honneur de sa présence, en compagnie des comédiens Catherine Jarrett et Louis Beyler, dont les voix incarneront celles des poètes.

Nous espérons vous y retrouver nombreux à l’occasion de cette nouvelle année, afin de partager un intense moment de poésie inscrit dans le dialogue des arts et la
fidélité à nos racines.

 

Amitiés poétiques,

Christophe CORP et toute l’équipe de la revue Souffles.

 

Site internet: www.revuesouffles.fr /

Facebook : www.facebook.com/revue.souffles

Madeleine Attal Grabels                                                                     Madeleine Attal

Catherine JARRETT

Catherine Jarrett

louis beyler

 

Louis Beyler en Don Quichotte

 

 

 

louis beyler

L’angle insolite d’un tram – Grand angle sur les photographies de Joëlle Colomar

 

L’angle insolite d’un tram

Grand angle sur les photographies de Joëlle Colomar

 

                                                                   par Christophe Corp

 

 

Nez à nez - 2012 - Joëlle Colomar http://joellecolomar.eklablog.com/

Nez à nez – 2012 – Joëlle Colomar http://joellecolomar.eklablog.com/

L’angle de vue par lequel la photographe Joelle Colomar

aborde le réel est toujours un angle insolite, fait de

coïncidences, coïncidences de matières que le réel associe sans

prévenir, pour la plus poétique des alchimies visuelles : c’est

ainsi que, par exemple dans la photographie Poisson-accordéon,

les soufflets reliant un wagon de tramway à un autre, joue de

leurs creux avec les pleins lisses de la surface du poisson

revêtu de pierreries par Christian Lacroix (ligne 3).

Le noir

vivifiant des césures y renforce de sa non-couleur la grande

symphonie chromatique, l’oeil photographique de l’artiste

faisant sienne la grande leçon de Kandinsky sur les effets

visuels du noir sur les autres couleurs. La chanson que fait

jouer cet accordéon au poisson est celle de la partition de

l’insolite urbain saisi à la source d’un regard.

        L’insolite y prend goût, dans les réalisations de Joëlle

Colomar, comme dans cet instantané de machine Nez à nez,

dans lequel les trams de la ligne 3, de leurs beaux museaux

endimanchés esquissent pour un instant des épousailles

urbaines. L’insolite y est affaire d’angle : tramway réduit à sa

plume en en haut, celle dessinée par Christian Lacroix et

isolée dans De plume et de tram, tramway aux Fleurs sous haute

surveillance, tramways vus du ciel dans Abstrac’tram…, autant

de créations photographiques pour redécouvrir « le tramway

de Montpeul », le voir autrement. Ce regard neuf nous fait

plus que jamais prendre conscience que l’art commence avec

le rêve qui peuple notre quotidien et que l’artiste débusque au

gré d’une alchimie visuelle.

Abstrac'tram - 2012 - Joëlle Colomar http://joellecolomar.eklablog.com/

                                Abstrac’tram – 2012 – Joëlle Colomar http://joellecolomar.eklablog.com/

     Fuyant pour ainsi l’humain – comme si, à l’instar de l’art

musulman, le visage humain ne devait être figuré c’est-à-dire

photographié – l’art de Joëlle Colomar traque l’abstrait à

l’oeuvre dans le réel : trois tramways saisis de haut, depuis un

balcon préalablement repéré, composent une toile abstraite

dont les couleurs sillonnent de leur énergie visuelle en

diagonale l’oeuvre Abstrac’tram. L’impossibilité de photographier

le visage humain sans obligation d’autorisation de la

part de la personne prise en photo, du fait de la législation en

matière d’image, constitue une sorte d’interdit qu’intègre le

regard de Joëlle Colomar, un interdit qui l’oblige à sublimer,

autrement dit, à partir sur d’autres chemins, ceux de l’insolite,

du poétique et de l’alchimie de l’urbain. C’est ainsi que

l’humain dans ce monde photographié, s’y aperçoit plus qu’il

ne s’y voit précisément ; cette contrainte y façonne un art du

suggéré et de l’aperçu ou très souvent de l’entr’aperçu,

comme dans les photographies A bras raccourcis ou Au miroir

du tram, séquences d’humain cultivant l’art du métonymique,

dans lequel un détail vaut aisément pour un tout, comme ce

bras agrippé à une barre et dont l’expression de la main se

peuple de toutes les significations du possible. L’abstrait à

l’oeuvre dans le réel est débusqué dans Intersection : à la

croisée des rails et au gré du pavement naît une géométrie

avide de tranchant et de perfection, cependant qu’une ombre

inquiétante laisse planer le mystère d’un inexplicable sur ce

monde presque parfait.

           Au gré de l’insolite et de l’abstrait, la quête s’attache aux

transparences : traces floues de saleté, floutant les vitres du

tram dans Profondeurs de la transparence et ce faisant créant une

impression de vitesse, rame translucide de la ligne dorée,

ouvrant ses portes sur les soufflets de l’accordéon-poisson de

la ligne 3, dans Dorures pour un vert-amande, labyrinthes

visuels inextricables de reflets comme ceux de la

photographie Peyrou, fils du Soleil, sorte de strates empilés du

millefeuilles à voir.

Entre ciel et tram- 2012 - Joëlle Colomar http://joellecolomar.eklablog.com/

                  Entre ciel et tram- 2012 – Joëlle Colomar http://joellecolomar.eklablog.com/

L’inquiétude du réel sans cesse à l’oeuvre des

surgissements ou jaillissements d’insolite, en adéquation avec

la quête inquiète de l’artiste à l’affût, ne s’attache pas

seulement au miroitement transparent de l’instant tram, elle

s’attache aussi à cette poésie de la décalcomanie auquel se

prête admirablement le mobilier urbain : feston de fioritures

se décalquant sur le paysage urbain de l’avenue de Lodève et

son mur en pierre, dans Décalc’ô tram, art de l’impression

d’arabesques dans Baroque sur-impression ou encore dans

Porteurs d’image sainte, photographie dans laquelle deux

hommes vus de dos, assis sur le banc d’un arrêt de la ligne 4

derrière la vitre, semblent comme saisis dans l’attitude

harassée de deux costaleros, ces fameux porteurs de chars de la

Semaine Sainte, étrangement surmonté d’une décalcomanie

baroque d’arabesques, esquissant le visage d’un presque

Christ. L’étrange habite la quête insolite de la photographe car

il habite le réel pour qui voit ce que d’autres ont cru voir :

c’est ainsi que l’ombre est l’une des proies privilégiées de ce

regard, elle est également le premier artiste urbain de

l’étrange, voire du surnaturel : le tram y est soudain en laisse

grâce à elle dans Pour mes beaux yeux et une ombre attachée, il

devient aussi –chose rare et merveilleusement étrange, le

support visuel du jeu de l’hirondelle blanche et de l’ombre

d’un angelot qui curieusement s’y projette et fait corps avec

l’oiseau, qui serait l’âme yang de l’oiseau yin, sur la robe

mariale d’un tram bleu, égaré au milieu de tant de poésie.

Sur le chemin des ombres et des transparences, la

photographe ne se contente pas seulement de capter la magie

de la robe à poulpe d’un tram à paillettes ou pierreries,

recadrée et par là même restituée dans toute l’écume

chromatique de son jaillissement dans Vingt mille lieues sous le

tram, elle magnifie le réel de l’instant tram qui, sous son

regard, se fait aussi, lui-même, artiste peintre : ici, le soleil

dessine sur le trottoir au pochoir d’un banc, une irrésistible

Dentelle de tram, façon petit baroque ou rococo d’ombre ;

ailleurs, l’hirondelle des transparences sur le sol des fantaisies

urbaines soudain égarée, dans Une hirondelle fait l’automne, n’y

fait plus le printemps mais y fait soudain l’automne sur son

nid de feuilles sèches servant de profondeur au vide

translucide laissé par la vitre ; ailleurs encore, sur la vitre d’un

arrêt de la ligne 1, les transparences dessinent un extravagant

paysage de fier soleil dans la photographie Entre ciel et tram,

sorte de sortilège ou de rébus visuel où il devient très difficile

de discerner le reflet du non-reflet.

Une hirondelle fait l'automne - 2012 - Joëlle Colomar http://joellecolomar.eklablog.com/

Une hirondelle fait l’automne – 2012 – Joëlle Colomar http://joellecolomar.eklablog.com/

Fidèle au devenir de l’instant et attachée à l’art magique du

réel lui-même piégé dans le réduit d’une chambre noire, Joëlle

Colomar, artiste de l’insolite, de l’étrange voire du surnaturel,

a toujours à coeur de ne jamais retoucher ses clichés : seul

parle dans cet art le respect scrupuleux de la magie du réel à

l’oeuvre dans notre quotidien, alchimie visuelle saisie dans le

prisme d’un regard.

Square Planchon, face à la Gare Saint-Roch, un soir de trams, 13 septembre 2012.

Vingt mille lieues sous le Tram - 2012 - Joëlle Colomar http://joellecolomar.eklablog.com/

                Vingt mille lieues sous le Tram – 2012 – Joëlle Colomar http://joellecolomar.eklablog.com/

 

 

 

James Sacré – Tramways dans les rues de Montpellier

 

 

James Sacré

Tramways dans les rues de Montpellier

Un jour on en découvre un couleur de ciel et d’oiseaux blancs
Un autre vient, gros buissons de formes fleuries,
Puis deux qui suivent en robe de haute couture.
C’est comme
Une arrivée graduée de fées et de cortèges
Dans un lai de Marie de France…
La ville bientôt traversée
Comme on traverse des vergers.
Comme de gros bonbons
En verrerie de Venise, l’avancée
Lente et mesurée, parfois
Brusquerie de vitesse avant retour
A la belle coulée douce
En suivant des chemins d’herbe et de métal.
Comme une fête de couleurs mobiles,
Une embellie de fleurs et de soies
Dans les rues de la ville, et ballet
D’allées venues en des endroits
Plus ouverts
Où la nature et des jardins
Paraissent soudain
Plus verts.
Comme des oiseaux qu’on a laissé s’envoler
Dans les rues de Montpellier.                                      

                                                                         inédit,mai 2012

Décalc'ô tram - 2012 - Joëlle Colomar http://joellecolomar.eklablog.com/

Décalc’ô tram – 2012 – Joëlle Colomar http://joellecolomar.eklablog.com/

La Passion selon Sérapion – par Christophe Corp

               La Passion selon Sérapion

                                

                                                                                       par Christophe Corp

                  Toute l’âme résumée Quand lente nous l’expirons… Stéphane Mallarmé.

A Catherine Frot, comme lorsque dans une salle de musée tous les tableaux   vous regardent…

Nul ne sait où quand ni comment, mais la grâce frappe, oui vraiment, comme dans un tableau de Zurbarán.

Le jeune Sérapion, jeune martyr que l’on a paraît-il démembré, décapité, éviscéré, comme par une trinité barbare du supplice, s’est invité au Musée Fabre, pendant toute la durée de l’exposition Caravage « Corps et ombres ».

Saint Sérapion - 1628 - Francisco de Zurbaran

Saint Sérapion – 1628 – Francisco de Zurbaran

La Passion façon Sérapion est une Passion in absentia : seul face à la tradition, le sévillan d’adoption Zurbarán y aborde le passage obligé de la tradition biblique en faisant halte au Golgotha de la Modernité. Une Passion in absentia comme Stéphane Mallarmé peut rêver de métaphore in absentia. La Passion y est dans cette toile, qui semble immense, la grande absente du bouquet évangélique ; c’est en cela que l’instant est moderne. Harassé des supplices du morbide de la peinture de martyrs, le regard du spectateur s’y dévêt de la grande machinerie de la mise en Cène des suppliciés : point de croix, point de clou sanglant, point de stigmate orchestré par la rhétorique de la main. La Passion y est soudain affaire de légèreté comme une gravité que l’on allège et dépouillerait de ses vieux artifices déchus. La presque chute de Sérapion y est une chute hors du temps, dans l’art moderne et nu. Mu par la grâce d’un instant sévillan hors du temps, en habit de lumière, Sérapion se tient sur la crête d’aurore de la Modernité.              

Le jeune Saint y pratique l’art de la suggestion défini par Stéphane Mallarmé : « nommer un objet, c’est supprimer trois quarts de la puissance du poème qui est faite du bonheur de deviner peu à peu ; le suggérer, voilà le rêve ». Dans ce chef-d’oeuvre de Zurbarán, l’absence y dit plus que la présence, l’absence y est plus-que-présence, y est quintessence ou grâce. Le chemin de la grâce picturale de Zurbarán crée une esthétique in absentia de la Passion : l’entrebâillement de l’habit de Sérapion esquisse l’éviscération, le mouvement de tête un début de chute après la décapitation à venir, la non représentation des pieds le démembrement. Sérapion jette la Passion hors du temps, dans les couloirs d’un futur pictural, le saint a fait don d’une partie de ses membres absents à la peinture moderne. L’absence y fait don d’une présence, léguée hors du tableau aux modernes, sous les cieux de tous les possibles.

Un vent léger de grâce a entr’ouvert l’habit du jeune saint, entr’ouvrant ce faisant un chemin de modernité à jamais, comme pour dire que le non-dit en dit plus que le dit. L’universelle présence moderne de ce jeune, qui touche audelà de sa condition de saint et a perdu à jamais son étiquette de sainteté (son âme ayant déjà migré vers nous, ses frères humains, et peut-être déjà vers celle de ce jeune milicien de Xavier Bueno, Le combattant espagnol, oeuvre du Musée de Castres), son universelle présence tient pour beaucoup à l’universel visage des humbles qui est le sien, un hic et nunc de visage sali par la presque mort, qui vient tout droit vers nous sans les artifices de la foi, avec son hirsute présence chevelure de paysan, comme une foi d’âme qui hanterait l’humain sans croix mais avec elle.

La grande absente mémorable de cette toile, c’est la Croix. D’autres, en pareil martyre, se seraient sentis obligés par Elle, se seraient complu en Elle. Zurbarán la nie pour mieux la rendre présente, en une présence-absence qui utilise les bords du tableau, son cadre réel extérieur à la toile, comme support invisible de clous absents, qu’il faut imaginer et supposer hors-champ visuel – dans le non-peint – et soutenant les liens, les liens du Saint faits d’humble corde. Somme toute : une Croix abscondita et une presque nonchalance de mains comme un pied-de-nez subtil à tant de rhétorique de la main dans la peinture de martyrs, une nonchalance qui esquisse un mouvement de Croix. Cette nonchalance de Croix absente tient lieu, à l’insu en partie de son créateur génial, de futur pictural pour des générations de peintres à venir.

Le vrai Golgotha, la vraie montagne, ici, dans cette toile, n’est plus affaire de vanité avec crâne (souvent là pour signifier l’étymologie du mot Golgotha, tel que cela apparaît dans certains supplices de Saints) car la vraie montagne sainte ici c’est l’habit ; il concentre les trois-quarts des égards du peintre, excentrant et comme reléguant hors-champ, les artifices de la Passion et ses instruments, ostensiblement mis en Cène ailleurs dans la peinture baroque. Le drapé est sa montagne, son Golgotha, sa montagne captant tous les égards de la lumière et son pinceau, sa montagne édifiée de plis et de replis, montagne qui menace toujours de nous tomber dans les bras lorsqu’on approche au plus près la toile.

Après cette toile de Zurbarán – vivifiant chef d’oeuvre du peint autant que du non-peint – on a envie de crier à toute la peinture de martyrs « Et tout le reste est littérature ! » tant le génie pictural y brille haut, comme les plumes de grâce que l’on entend crisser dans le silence, fin frôlement du sublime.

Et cet infime carton sur le côté ? Quelque chose d’un clairobscur sur papier, destiné à Merisi Caravage ?

Quelque chose sans doute d’une ironie ou d’un sourire dont on n’a jamais fini de percer le sens.

                         Montpellier, Musée Fabre, jeudi 4 octobre 2012, 19h

                               . …Aura d’une âme prise au grand angle…

Le monde selon Biosca ou la conscience de l’Oiseau par Christophe Corp

Le monde selon Biosca ou la conscience de
l’Oiseau

Mistral fort - René Biosca - Photo Olivier Maynard

Mistral fort – René Biosca – Photo Olivier Maynard

                                                                    par Christophe Corp

A  René Biosca, mythographe du songe dans le vent.

 L’univers de René Biosca est fourmillement de l’aérien. Il semble que sa peinture est née un jour aigu de tramontane, lorsque le ciel tamise grises cavalières les nuages ou bien encore un jour de Mistral fort, ciel de bleu pur, mistral à toutes les poésies, à toutes les démences, lorsque le monde devient propice à toutes les trans-gressions.

 Le vent est chez lui moteur d’inspiration, air inspirateur et pour ainsi dire
ventilateur de l’âme inquiète qui grâce à lui, acquiert cette propension à flotter dans les airs, cette propension à s’alléger.

 La très vieille leçon de perspective des peintres de la Renaissance, devient sous son regard aspiré des vents, ligne de fuite de mistral et les personnages elfiques qu’il y figure, y filent doux dans le bleu grave de l’existence.

 Le Roi Vent qui les met en fuite y est célébré en un Carnaval de couleurs.

 Lire l’article en entier voir numéro 238 – 239 p 281- 285

 

 

 

Voleur d'organes - René Biosca - Photo Olivier Maynard

Voleur d’organes – René Biosca – Photo Olivier Maynard

Rouge trouille - René Biosca - Photo Olivier Maynard

Rouge trouille – René Biosca – Photo Olivier Maynard

Pierre Oster – Les morts

 

Pierre Oster

 Les morts

 

Au faîte des pommiers, petits pommiers que des astres verts traversent,

Un trait d’or au-dessous du corps de Vénus me plaît ! La nuit,

Près d’atteindre à des bords souverains défendus  par l’horizon des heures,

La nuit change de route. A ne pas l’oublier je prends garde et

La sagesse en nous compose avec le fleuve. Le vent, lui, nous enseigne

A faiblir, à fléchir. Y aurait-il du temps dans les boules du gui ?

Autant que dans les troncs captifs ? Des chiens chassent en meute.

Ils sont notre équipage et je vante leurs exploits. Rudement,

Prudemment. Quelle fidélité que de s’enfuir ensemble ! A trente,

A cinquante, à moins de cent mètres, une fosse. Chiens, je vous en-

Tretiendrai de nos amies les haies ! Riche de mots ineffables,

Le discours des dernières feuilles nous relie à la gloire des morts

Parlant aux murs. Entends se perpétuer l’appel que le silence interroge !

Tu répètes à ces temples endormis la réponse inconnue… Le soleil

Et l’ombre se mêlent, l’ombre et les traces du soleil. La mer encore

Absente engendre et régente les dieux … Les dieux, der-

Rière et devant moi… Je m’anime, et je m’exclame, et je m’exalte.

Rien ne se perd de la grandeur et ni de la splendeur des tombeaux

Que les talus dissimulent. Pourquoi, puisque tu choisis la cause

Des choses, oui, pourquoi te tenir à l’écart de l’abîme et de l’air

Dès que l’aube s’élance ? Puisque tu peux de nouveau scruter la vie

Ardente … Ardente et sûre et lente. L’attente est mon objet.

Ambitionnons aussi de disparaître à peine et de nous fondre

A l’herbe molle, de continuer dans la marche commune au milieu

Des ténèbres du sol ! Que le soleil monte et nous abandonne, je lui dispute

D’étroits chemins … Je me pencherai à travers le vide ! Je me vouerai à

Des images grises au fond d’un miroir de boue. Nous voici par contraste en quête

D’un bief beaucoup plus que magique, d’une mer étale et de roseaux se reflétant

Dans un verger céleste cerné de lumière. J’en conçois, en mesure,

En convoite, en parcours l’étendue … Je m’en empare ! Et je le dis

Cependant que les arbres se taisent … Le vent n’ignore, n’annonce

Pas les rencontres que nous faisons jusqu’en nos songes. Il nous

aide à passer

Par-delà les meules, par-delà les granges ! A témoigner d’un ordre,

D’un principe (ou d’une fin) dans le cycle des âges. Acceptons donc le privi-

Lège (le matin l’accentue ) d’accéder (par la matière) à la plaine

Suprême ! De naître, de renaître. De rouvrir les yeux sur

Des prairies presque semblables à des barques. Barques triomphales

Que bercent loin des monts les bois comme habités, comme hantés

Par le déclin déjà fastueux de l’année … Retentissent les chambres

Profondes. Le désert nous occupe, ses noirs gisements de géants

En guerre avec le repos de la campagne. Je m’appuie de l’épaule

A la charpente, aux toits que la terre élève. Il nous revient (me revient-il ?)

D’affirmer que notre demeure est la sœur des étoiles secrètes

Guettant chaque nuit le visage de midi ? Des constellations d’en bas l’esprit ne se dis-

Joint … Ce sont vraiment des piliers que nos rochers, sur les ruines,

Au sommet du vieil édifice.  Nous en sommes les fils ! Combien

D’astres symboliques scintillent invisibles ! La crainte et la joie

Se déploient. Refuser le début du voyage ? M’établir, à jamais,

Désormais, au pied des haies. Le vent ? Ses tempêtes redoublent.

Je les redoute et je les conjure … Quant à la poussière du jour…

 

Salah Stétié – Le Tramway Rouge

  Salah Stétié

 

  Le Tramway Rouge

 

 

                        Il y a beaucoup de tramways dans mon enfance et mon adolescence. Beyrouth, ma ville de naissance, était traversée de trois itinéraires qui, par leur rencontre au centre de la rose des vents que la capitale du Liban constituait, établie sur son cap entre Mer Méditerranée et premiers contreforts de la montagne, métamorphosait la vieille cité en une sorte de toile d’araignée que matérialisaient les fils électriques qui servaient d’influx nerveux aux beaux wagons verts toujours en action sauf aux stations plus ou moins importantes où ils déversaient par derrière leur cargaison d’hommes, de femmes et d’enfants pour les remplacer  par devant,  sous l’œil débonnaire du conducteur, par un autre chargement de voyageurs. Ceux qui descendaient par derrière pour être remplacés par d’autres montés par l’avant me semblaient exactement les mêmes, doués d’interchangeabilité en quelque sorte, même par le nombre, la vêture, la physionomie et autres qualités particulières comme s’ils n’avaient rien fait que d’exécuter quelques pas subrepticement sur le trottoir pour remonter aussi vite que possible dans la même patiente machine. Seul moi, qui étais le même, me semblais être devenu différent. Le tramway reparti, je revoyais à la même place, mais cette fois souriante, la même jeune fille que tout à l’heure, sa robe à fleurs ayant entre-temps égaré mysté- rieusement  ses  corolles,  et  à  ses  côtés  la  même  dame  qui  tout à l’heure était grosse mais qui avait perdu entre-temps quelques kilos tout en gardant sur sa nouvelle stature le même visage soucieux et à ses pieds le même cabas dont sortaient des fanes de carottes remplacées désormais par des pommes de terre assoupies, puis non loin des deux femmes, le même important personnage mais son costume qui était rayé de haut en bas était maintenant rayé de bas en haut et son visage, pour des raisons inconnues, se trouvait affublé d’une moustache rectangulaire dessinée “à la Clark Gable” alors qu’il était glabre cinq minutes auparavant. Passons sur ces détails, de toute façon incompréhensibles. Le tramway vert reprend son voyage à travers la toile de l’araignée sur un drelin-drelin énergique actionné par le machiniste heureux de repartir vers l’inconnu connu, le percepteur passant, lui, parmi les habitués pour leur demander leur obole, prix de ce trajet initiatique, et on entendait alors son énorme sacoche pleine de sous sonner  de toutes ses  pièces et piécettes de cuivre jaune ou de laiton blanc sur lesquelles étaient inscrits d’un côté la valeur et la date de la petite chose brillante sous l’identification République libanaise et, d’un autre côté, gravé dans le métal souvent percé d’un trou, le symbole du pays du Cèdre. On émigrait, grâce au centre de l’araignée, d’une ligne à l’autre, d’une direction à l’autre, de la mer à la montagne, d’un quartier riche à un quartier pauvre et vice-versa. Toute la ville, malgré ses autos et ses calèches (il y en avait toujours par-ci par-là, moyens de transport luxueux pour les plus fortunés, gros commerçants, médecins, avocats et autres) était comme contenue dans le filet électrique de la Compagnie des Tramways Belges (les meilleurs wagons du monde avec les sièges qu’il faut : épais, tressés en paille et rembourrés pour les fesses des voyageurs de première classe, en bois luisant et simple, dur aux fesses, pour les voyageurs de deuxième classe,  ce  qui  n’était  que  justice.  Aux  heures  de  pointe, beaucoup de  voyageurs étaient  debout dans  le  couloir du wagon et sur ses deux plates-formes avant et arrière. On ne pouvait alors, le voulût-on, éviter entre garçons et filles les contacts formateurs. La musique de la vie accompagnait, bon gré mal gré, la musique du tramway, portant, lui, ses “feux verts sur l’échine” s’il faut en croire Apollinaire.

                                         Le tramway de Beyrouth était, ai-je dit, de couleur verte et le resta durant toute la période du Mandat confié par la Société des Nations en 1920 à la France pour gérer l’embrouillamini libanais. En 1944, un an après l’indépendance du pays acquise à l’arraché, et pour l’orgueil de l’antique jeune nation, les tramways furent peints en rouge, couleur dominante de la révolution et de la liberté flambant neuve. Le rouge était d’ailleurs la couleur souveraine du nouveau drapeau : deux bandes rouges horizontales protégeant le cèdre représenté sur fond blanc dans la zone médiane. Arrivera le temps où le rouge tramway national, aux jours difficiles pour le gouvernement – grève ou manifestation populaire – sera immobilisé ou renversé à travers la rue qu’ainsi il barricadait pour ne se redresser sur ses roues qu’une fois le problème réglé. Dès chose faite, le tramway rouge retrouvait, avec sa rutilance et son orgueil, sa vocation reliante. »

                                               Adolescent, c’est en tramway que je me rendais le matin au collège situé à un tout autre point de la ville et que, le soir, je rentrais chez moi. Les collégiennes, les lycéennes avec leurs cartables, les sérieuses comme les autres, dans la diversité de leurs uniformes, étaient si belles qu’elles constituaient des proies désignées pour la faim de l’apprenti-poète. L’éducation sentimentale se fit pour moi, de station en station, au rythme allègre  et  quelquefois  ahanant  du  tramway.  J’avais  une amoureuse à chacune des six lignes aller et retour de l’araignée et parfois d’une station l’autre. Drelin-drelin faisaient simultanément la sonnette du “wattman” (pourquoi ce nom méchamment anglo-technique pour le conducteur ?) et le cœur du postulant. A l’arrêt, la fillette aux seins déjà formés quittait le champ d’amour silencieux et mobile avec un sourire entendu et un regard en coin de son œil, longue et noire amande, disant, sans qu’aucun mot ne fût jamais échangé : « A bientôt ! » Ce rendez-vous muet illuminait pour moi la journée du lendemain au Collège Saint-Joseph des Pères Jésuites l’équation à deux inconnues, l’oraison funèbre d’Henriette d’Angleterre, les reproches  d’Andromaque à Pyrrhus et le ragoût de haricots de la cantine. Tout, autour du jeune poète, était déjà romantique avant la lettre et la chose. Le tramway de Beyrouth prophétisait l’arrivée prochaine dans un an ou deux de Lamartine, de Hugo ou de Musset (et, pour moi, lu en secret, surtout de Baudelaire).

  »Tramway de Beyrouth, mon amour

Fenêtre qui bouge avec le cœur

La Méditerranée te regarde passer

La montagne t’observe et monter et descendre

Et elles se disent entre elles à voix basse : « Ah, si ce tramway était assez vaste

Nous pourrions main dans la main le prendre ensemble

On voyagerait, on voyagerait

Incognito parmi les hommes et les femmes On regarderait les splendides vitrines

J’y choisirais des bottines de pluie, dit la mer

Et moi, dit la montagne, une blouse d’hiver bleu de temps

Tramway de Beyrouth, mon amour,

Mes belles sont toutes belles, je lui dis, Je ne choisirai aucune, aucune

Tu choisiras pour moi

Et tu dérailleras

Déraillera bien qui déraillera le premier

Le premier le dernier et même entre les deux ».

                                                                      Un  jour,  nul  ne  sait  plus  pourquoi,  vers  le  début  des années 60, le tramway fut retiré du jour au lendemain des rues archaïques et nobles de Beyrouth. Les habitants de la capitale, choqués, mirent plus de dix ans à réaliser leur incompréhensible sort. Ce fut un grand mal-être, un vrai malheur. En 1974, par excès d’absurdie, ils décidèrent par un beau et triste matin sans tramway de se déclarer la guerre.

 

                                                                                                      Salah Stétié  

 

Madeleine Attal – L’oiseau-tram

Madeleine Attal

L’oiseau-tram

 

« Si tu perds le nord, demande ta route aux oiseaux »

Merci, André Breton

 

 

L'angelot et l'hirondelle - 2012 - Joëlle Colomar http://joellecolomar.eklablog.com/

              L’angelot et l’hirondelle – 2012 – Joëlle Colomar http://joellecolomar.eklablog.com/

Oui, les oiseaux dessinent dans le ciel des chemins imprévus, parfois désordonnés, loin très loin de la ligne droite. Qu’importe, j’aime que l’un de ces oiseaux me guide dans la ville : l’oiseau-tram.

 

Ah, l’oiseau-tram, il m’aide à ouvrir les portes fermées, découvrir les choses de la vie, celles qui bousculent dans un dérangement délicieux.

 

De la naissance du jour à l’attente de la nuit, l’oiseau-tram me fait voler entre le bleu du ciel et les lumières de la ville, part d’ombre et de soleil.

 

A vagabondage, tu éclaires tout parcours de la vie. Oui, l’œil est le prince du monde.

Oui, à l’infini du temps, l’oiseau-tram irrigue la ville que j’aime.

       

                                                                      Montaud, 22 septembre 2012.

http://youtu.be/MH4qUSKOxV4

 

Cycle du souffle par Marc Wetzel

                                                                 Marc Wetzel

                                   Cycle du souffle

                                      Le souffle (le « pneuma » des Grecs) est la catégorie centrale de la philosophie stoïcienne (par exemple celle du stoïcien Chrysippe – 280-204 av. J.C. -, qui en donne les éléments les plus précis). On peut le voir en trois points.
                                       * Selon les Stoïciens, l’âme (psychè) est un souffle (et la perte du souffle est donc la perte de l’âme, la mort) ; et elle est un souffle, plutôt qu’une idée, une créature, une structure ou une force. C’est que l’âme, pour eux, n’est pas d’abord un phénomène spirituel (= un dépôt religieux, ou un organe de vérité), mais ce qui, comme on dit, anime le corps vivant, c’est-à-dire lui permet de coordonner ses tâches et de s’adapter au cours fluctuant des choses. Un cadavre, à l’inverse, ne coordonne plus rien en lui et ne s’ordonne plus à rien hors de lui ; c’est qu’il a « rendu » le souffle.
L’âme est donc pour eux, essentiellement, ce qui fait travailler ensemble les diverses parties ou mêmes fonctions du corps (comme la digestion synthétise nutrition et élimination, la fièvre thermorégulation et protection de l’organisme, le réflexe postural sensorialité et motricité …), et ce qui ajuste l’organisme aux sollicitations (contraintes et ressources) du milieu. L’âme d’un être synchronise ses expériences du corps et du monde.
                                             Il y a là, à la suite d’Aristote, une conception strictement «biologique » de l’âme : c’est elle qui permet l’animalité, elle est la puissance animale d’organiser la vie de son corps en temps réel. Et il s’agit bien d’une puissance animale : le végétal, pour eux (au contraire d’Aristote) n’a pas besoin d’âme, car la plante n’a pas à ressentir ce qu’elle fait, à agencer ses impressions, à raffoler ou se détourner de ce qu’elle rencontre etc. La « nature » en elle suffit. L’animal, non, et c’est à tout cela que lui sert une âme.   
                                             Reste que le choix du « souffle » pour illustrer à lui seul l’âme (avec sa réputation d’immortalité et d’immatérialité) restait risqué et provocateur, car quoi de plus épuisable et corporel qu’un souffle?
                                            *Qu’est-ce qui rapproche donc l’âme du souffle, du principe et moyen central de la ventilation pulmonaire (c’est-à-dire, pour eux déjà, de la respiration des Mammifères et des Oiseaux) ? Chrysippe donne trois raisons : d’abord la diffusivité de l’âme, sa nature fluide, qui doit pouvoir « s’écouler » à travers le corps, s’y trouvant partout chez elle (comme le miel, dit-il coule sur et par les rayons de la ruche, sans être ni eux ni hors d’eux) ; l’âme est faite pour propager ses consignes et signaux. Elle est un fluide, un flux informationnel. La deuxième raison du rapprochement entre âme et souffle est leur commune tension (« tonos ») ; car le flux de l’âme ne s’écoule qu’entre des pôles, par aller-retour (du cœur aux membres, de la peau à l’encéphale …). Tout le travail de l’âme est oscillant, ou marche par différences de potentiel – par contrastes de pression, de température, de densité. C’est que l’âme anime un corps dans un monde, et que tout corps, volume vivant et plastique, a un intérieur et une périphérie qui « communiquent » (s’allient sans se confondre, s’entre-informent sans se déformer), une force musculaire qu’il faut partout contracter et relâcher pour avancer, se positionner, se défendre, bref doit marier pour vivre en corps consistance et souplesse, finesse et efficacité : telle partie doit s’étirer sans rompre, se dévoiler sans occulter une autre, vibrer sans dissonance. Tout dans un organisme animal alterne coups et parades intérieurs, comme une auto-escrime de vivre. Or le va-et-vient essentiel du souffle, son incessante circulation entre l’air du monde et l’air du corps, mais aussi entre divers sacs et alvéoles qu’ils imaginaient distribués en grappes dans la chair, bref l’activité rythmique des mouvements ventilatoires , leur amplitude alternée, leur a paru incarner à merveille la « tension » propre de l’âme.
                                            A ces deux aspects (diffusivité et tension, qui ensemble rendent déjà joliment la tonalité de messager dramatique de l’âme), les Stoïciens en ajoutent un dernier, apparemment plus technique ou difficile – c’est, en grec, « oikeioisis », qu’on traduit par  appropriation ou pertinence, c’est à dire ajustement au propre de la chose -, mais en réalité très simple : c’est notre idée d’adaptation, mais plutôt tournée vers elle-même, comme une compétence physiologique, un savoir se servir de ses capacités, bref : une fonctionnalité (un pouvoir et un savoir de faire toujours correspondre, dans le processus qu’on mène ou qu’on est, les données initiales et les résultats attendus). Comme dit Chrysippe, même dans notre sommeil, le souffle sait ce qu’il a à faire ; dans l’exercice éreintant, il s’augmente spontanément ; l’indéfini réseau des galeries du corps propre qu’il lui faut arpenter n’est jamais pour le souffle un opaque labyrinthe. Il est son propre fil d’Ariane. On pourrait ajouter : dans le bouche-à-bouche du sauvetage, la « réanimation » montre comment le même souffle, qui animait ici tel corps, vient en servir activement un autre. Il transporte avec lui sa compétence. Cette idée d’appropriation est simple et belle : elle souligne que, exactement comme le souffle, l’âme dispose constamment d’elle-même (comme notre souffle est censé s’exhaler sans cesse du sang à même le corps – ce qui anticipe superbement l’idée d’hémoglobine, de transport d’oxygène par les artères), distingue dans les états du corps quels conviennent ou disconviennent (il y a là anticipation de l’identité immunitaire, et élimination distinctive de ce qui est ou devient étranger au corps), et surtout distribue au corps l’énergie de sens qu’il lui faut en le purifiant de celle dont il a usé. « Inspirer » le bon rapport au monde, en « expirer » le mauvais, l’image reste suggestive.
                                           Le souffle étant donc cette diffusivité rythmique et appropriée de l’air dans un organisme, illustre bien, selon les Stoïciens, l’écoulement de l’âme (qui est comme le torrent des services qu’elle assure) ; l’alternance vitale (par exemple de ses humeurs), son adaptativité enfin (par elle, le corps dompte et exerce d’abord ses propres ingrédients pour devenir mieux à même, par élargissement et affinement du « convenable », de s’approprier ceux du monde). Comme le souffle, dit Chrysippe, notre âme doit se répandre pour se manifester – ainsi la phonation, le cours sonore de sens, et l’impossibilité de toute voix fixe ; doit se tendre et se relâcher pour unifier l’action de vivre ; et doit s’ajuster pour l’orienter – comme dit-il, un chien de berger dont l’incessant va-et-vient en tous sens reforme et guide le troupeau.
                                          *Une dernière remarque : si pour les Stoïciens, toute âme est donc souffle, la réciproque n’est pas vraie : tout souffle (pneuma) n’est pas âme (psychè), n’est pas de nature psychique (c’est-à-dire lié à des états de représentation du monde ou d’impulsion voulue en lui). Son triple principe d’écoulement, de tension et de fonctionnalité vaut et opère selon eux dès la matière inerte ! Le souffle, bien sûr, n’y respire pas, mais il structure déjà le cristal par exemple : par lui se dessine dans la pierre la frise des pleins et des déliés de la substance, par lui se fixe la bonne distance entre deux mailles, par lui s’ordonnent les lignes et les angles privilégiés de fracture : la cohésion de la matière leur semble disposition pneumatique (nous la dirions électromagnétique, mais leur idée d’alternance rythmique est simplement passée dans nos charges et valences).
                                             Il y a aussi, pour eux, déjà, souffle végétal. Certes sans ventilation (rendue impossible par défaut de cavités internes, et inutile par constitution d’autres réserves), mais la croissance et la reproduction des plantes sont assimilées par les Stoïciens, respectivement, à une distension (un auto-étirement, qui est comme un gonflement aérien d’être, un ballonnement ontologique) et à un ensemencement (une expulsion de graines ou spores se répandant, comme « crachées », dans le milieu). Deux procédés d’une sorte d’insufflation d’être.    
                                             Mais la remarquable universalité du souffle selon les Stoïciens s’achève, bien sûr, dans l’âme humaine, dans l’âme du monde, et même … dans l’âme de Dieu. Souffle de l’âme raisonnable de l’homme d’abord, parce qu’en cette âme seulement, il y a mémoire d’une vie comme action sur elle-même (l’homme se souvient qu’il a appris à vivre, c’est-à-dire erré et progressé, et l’âme est comme cette tension inlassable, et ambiguë, entre ce qu’il aura fait de sa vie et ce qu’elle fait de lui – qu’on voit dans la honte et la fierté, l’aveu et la nostalgie, l’endurcissement et le rachat). Ainsi le sage, sachant assez tout ce qu’il aura fait pour n’en employer que le meilleur, est toujours à l’heure réelle de son existence, comme une araignée détectant les vibrations des différentes époques de sa toile, comme un roi (dit encore Chrysippe) qui sait toute l’échelle des distances parcourues par ses innombrables messagers, comme une source sachant quitter son lit souterrain pour se perdre dans l’insomnie du monde.
                                                Mais au-delà, il y a l’âme du monde, qui est aussi (et elle d’abord ?) un souffle, car du monde vient tout ce qui arrive, au monde retourne tout ce qui se dissipe, dans le monde se produit tout ce que les êtres font les uns pour les autres surgir et disparaître, poindre et s’escamoter. L’abri cohérent et dynamique d’un monde (d’un cosmos), partout et toujours répandu entre les corps et à travers eux, est le principe actif et universel de leur être.
                                               Et ce monde même respire, se dilatant peu à peu à tout l’espace du réel, puis se reconcentrant peu à peu (dit Sénèque) dans l’âme de Dieu (où un monde accompli vient comme recueillir et distiller toute son expérience de lui-même). Succession d’embrasements (contemplatifs) et de décompressions (créatrices) qui fait une sorte de Retour Eternel pépère et malicieux. Ce qui émeut le sage, plutôt fier et ravi de comprendre et de voir, dans cet effort cosmique de faire naître d’elle-même la Beauté, la radieuse hospitalité du Souffle universel.

 

Inauguration de la place Pablo Neruda à Grabels

Mardi 19 novembre 2013, à 18h

Inauguration de la place Pablo Neruda à Grabels (Quartier de la Valsière)

Discours-poème prononcé à cette occasion par Christophe Corp sur la nouvelle place du marché qui porte désormais le nom du poète chilien (prix Nobel de littérature en 1971), décédé il y a quarante ans, le 23 septembre 1973.

 

Pablo

Neruda

Toi le poète

Toi l’humble chilien

Toi qui nous as quittés le 23 septembre 1973

Pablo

Toi le Neftali des Rois

Tu sais la nuit des réverbères brisés

Nuit froide de cristal sur les fenêtres de la liberté

Lorsque la haine s’écrivait en franquiste sur les murs

Lorsque la trahison s’épelait en Pinochet

 

Mais tu sais aussi la saveur du congre

Dans la grande soupe du poème

Lorsque le frère a faim

Lorsque le frère monte dans la mémoire oxydée du Machu Picchu pour renaître avec toi

Tu sais la saveur de l’Ode élémentaire

Qui augure de notre goût dans le poème

Sorte de cuisine deltheillienne des Amériques à image

Qui fait la robe « mouchetée du congre fraîchement dépecé »

« Céder tel un gant » sous la métaphore

Renaître  ailleurs « grappe de mer » dans le plat

Lorsque « le congre tendre et nu, enfin prêt, reluit pour notre appétit »

Pour que « les essences du Chili », « les saveurs de la terre et de la mer

Comme de nouveaux mariés parviennent jusqu’à la table

Et que par ce plat [l’on] connaisse le Ciel »

Tu sais la saveur du congre

Mais aussi « l’ivoire fin et délicat de la pomme de terre » au milieu des guerres

Et l’« irascible fragrance » d’ivoire de l’ail

L’ail, génie du soleil si cher à Delteil

L’ail qui  pour toi tombe

sur l’oignon féminin des Espagne

Et la tomate masculine des Amériques

Tomates ailleurs « répétées »  de Madrid  « jusqu’à la mer ».

 

Tu sais la saveur du congre

Mais aussi l’île de saveur des artichauts

Ceux si chers au palais de Delteil, petits verts de Perpignan ou d’ailleurs

Qui ruissèlent de vert bleuté au cœur de tes poèmes

Comme cet artichaut que tu nous décris

« habillé en guerrier
bruni
comme une grenade
fier
et un jour
côte à côte
dans les grandes corbeilles
en osier,

en  allé

au marché
pour réaliser son rêve :
le service armé »
cet artichaut qui « en rangs, jamais ne fut si martial qu’à la foire »

Au marché où « les hommes
en chemises blanches
au milieu des légumes
étaient
maréchaux
des artichauts,
rangs serrés
ordres criés
et la détonation d’un cageot qui tombe »

Artichaut « guerrier » jusqu’à l’arrivée de la belle Maria « avec son panier »
la belle Maria qui « choisit
sans peur
un artichaut ;
l’examine, l’observe
à contre-jour comme si c’était un œuf
l’achète,
le mêle
dans son sac
à une paire de chaussures
un chou pommé

une bouteille de vinaigre,
et une fois dans sa cuisine,  l’immerge dans la marmite. »

« C’est ainsi que se termine
en paix
la carrière
du végétal armé
que l’on nomme artichaut ;
puis, écaille après écaille
nous dévêtons
le délice
et de son cœur vert

mangeons
la pâte pacifique. »

Au cœur du poème, tu ravives le cœur vert de l’artichaut, toi le grand Pablo des Amériques et de l’élément,  comme tu ravives au seuil des mémoires l’innocence perdue des pommes. Tu fais des pommes dans lesquelles on croque et que l’on vend (en circuits courts et de préférence bio) sur tous les marchés du monde, de celle de la mythologie, la fameuse « pomme des désaccords » comme tu la nommes, celle mythique d’Aphrodite lors du jugement de Paris, un quotidien poétique de l’âme.

 

Toi, l’ami invétéré de l’élément vital

Tu nous enseignes

Que « nous avons encore quelque chose de la pomme»

Et « Quand nous mordons

Dans [sa] ronde innocence

[que]nous redevenons

pour un instant

des nouveau-nés »

 

Toi qui fus Consul du Chili quand la guerre d’Espagne mit le feu à Madrid, tu fais de la pomme une république, de la res poetica une res publica, lorsque tu écris cet hymne inouï à la rondeur pacifique de tous les ministères :

« Moi, je veux

une abondance

complète

la multiplication

de ta famille

je veux

une cité

une république

un Mississipi

de pommes

et sur ses rives

je veux voir

toute

population

du monde

unie, réunie

dans l’acte le plus simple de la terre :

mordre dans une pomme. »

 

Dans ton paradis de l’élément simple

Le poème est un marché

Dans ton paradis pour une pomme

Ta perruche  (celle avec laquelle on t’a photographié) est le mainate de Delteil

Le mainate de Delteil (celui avec lequel on l’a photographié) est  ta perruche

Quelque part ici sur ces coteaux à vignes

De la Valsière son Val paradis à lui

Ton Valparaíso à toi y pousse déjà

Sa « proue rafistolée de navire valeureux »

Verte épée translucide de la Poésie

Charrue qui féconde déjà la terre

Comme la folle proue d’un « port fou » venu en Paléolithie

Car ici « impossible n’est pas fou ! », « ce que tu as rêvé, fais-le ! »

 

Le rêve à l’œuvre marche ici en nous d’un pied ferme

La verte conscience de nos convictions

Et l’intelligence ont ouvert le sillon puissant

Et par l’alchimie poétique du politique à l’œuvre

Nous avons voulu que cette place scelle la vertu des marchés

Sans jamais oublier que la poésie parle la langue secrète des éléments du Quotidien.

 

C’est pourquoi

Face à la grisaille du Quotidien

Toi Pablo

Toi le roi, toi le Neftali qui dépoussières la statue du réel figée dans le tombeau de l’habitude

Tu nous exhortes à la vie, au bonheur, au rêve.

Face à la grisaille du Quotidien

A sa face ridée de vieille poupée

Tu cries

la jeunesse et la vie

Depuis l’épine dorsale de ton Chili

Tu cries

L’action

Tu cries

Que marche en nous les rêves de l’action

Que marche en nous l’ailleurs du muscle éthique

Que marche en nous la conscience du frère qui a froid

Que marche en nous la saveur précieuse de l’oignon sur l’étal sans misère

Que marche en nous la conscience de ce que fut, de ce qu’est et sera la poésie qui féconde le monde

Poétique œuvrant au politique

Que marchent en nous la poésie et la politique la main dans la main

Toi qui prononces ceci lors de ton discours de réception du Prix Nobel en 1971 :

« Il meurt lentement celui qui devient esclave de l’habitude refaisant tous les jours les mêmes chemins, celui qui ne se risque jamais à porter une nouvelle couleur ou qui ne parle jamais à un inconnu.

Il meurt lentement (…) celui qui ne prend pas de risques pour réaliser ses rêves, celui qui, pas une seule fois dans sa vie, n’a fui les conseils sensés.

Il meurt lentement celui qui ne voyage pas, celui qui ne lit pas, celui qui n’écoute pas de musique, celui qui ne sait pas trouver grâce à ses yeux.

Il meurt lentement celui qui détruit son amour-propre, celui qui ne se laisse jamais aider, celui qui passe des jours à se lamenter de sa propre malchance ou de la pluie incessante.

Il meurt lentement celui qui abandonne un projet avant de l’avoir commencé, celui qui ne pose pas de questions sur les sujets qu’il ne connaît pas, celui qui ne répond pas quand on lui demande quelque chose qu’il connaît.

Nous évitons la mort, à petites doses, en nous souvenant sans cesse qu’être vivant est un effort qui va bien au-delà du simple fait de respirer.

Vivez maintenant. Risquez-vous aujourd’hui. Agissez tout de suite.
Ne vous laissez pas mourir lentement. Ne vous privez pas d’être heureux. »

 

Aussi

Depuis les collines mouillées de ce val de Delteil à Grabels

Mouillées comme tu les aimais toi dont le « personnage inoubliable » de la pluie rythmait ton enfance dans le sud infiniment pluvieux du Chili

Emules de ton exhortation de Prix Nobel

En ce jour pluvieux

Nous créons le soleil

Le soleil du Quotidien à l’œuvre

Et dans le soleil de l’action

Nous t’accueillons en cette place

Et de notre action en marche

Nous osons

Frères humains de ton hymne à l’audace

Osons

Vivre

Osons

Porter les nouvelles couleurs de notre futur

Osons

Ouvrir de nouveaux chemins

Osons

Persévérer dans notre effort

« effort qui va bien au-delà du fait de respirer »

Osons encore et toujours

Faire du quotidien en larme de pluie le fleuve humain des volontés à l’œuvre.

….

(Poème après minute 11:00)