Salah Stétié – Le Tramway Rouge

  Salah Stétié

 

  Le Tramway Rouge

 

 

                        Il y a beaucoup de tramways dans mon enfance et mon adolescence. Beyrouth, ma ville de naissance, était traversée de trois itinéraires qui, par leur rencontre au centre de la rose des vents que la capitale du Liban constituait, établie sur son cap entre Mer Méditerranée et premiers contreforts de la montagne, métamorphosait la vieille cité en une sorte de toile d’araignée que matérialisaient les fils électriques qui servaient d’influx nerveux aux beaux wagons verts toujours en action sauf aux stations plus ou moins importantes où ils déversaient par derrière leur cargaison d’hommes, de femmes et d’enfants pour les remplacer  par devant,  sous l’œil débonnaire du conducteur, par un autre chargement de voyageurs. Ceux qui descendaient par derrière pour être remplacés par d’autres montés par l’avant me semblaient exactement les mêmes, doués d’interchangeabilité en quelque sorte, même par le nombre, la vêture, la physionomie et autres qualités particulières comme s’ils n’avaient rien fait que d’exécuter quelques pas subrepticement sur le trottoir pour remonter aussi vite que possible dans la même patiente machine. Seul moi, qui étais le même, me semblais être devenu différent. Le tramway reparti, je revoyais à la même place, mais cette fois souriante, la même jeune fille que tout à l’heure, sa robe à fleurs ayant entre-temps égaré mysté- rieusement  ses  corolles,  et  à  ses  côtés  la  même  dame  qui  tout à l’heure était grosse mais qui avait perdu entre-temps quelques kilos tout en gardant sur sa nouvelle stature le même visage soucieux et à ses pieds le même cabas dont sortaient des fanes de carottes remplacées désormais par des pommes de terre assoupies, puis non loin des deux femmes, le même important personnage mais son costume qui était rayé de haut en bas était maintenant rayé de bas en haut et son visage, pour des raisons inconnues, se trouvait affublé d’une moustache rectangulaire dessinée “à la Clark Gable” alors qu’il était glabre cinq minutes auparavant. Passons sur ces détails, de toute façon incompréhensibles. Le tramway vert reprend son voyage à travers la toile de l’araignée sur un drelin-drelin énergique actionné par le machiniste heureux de repartir vers l’inconnu connu, le percepteur passant, lui, parmi les habitués pour leur demander leur obole, prix de ce trajet initiatique, et on entendait alors son énorme sacoche pleine de sous sonner  de toutes ses  pièces et piécettes de cuivre jaune ou de laiton blanc sur lesquelles étaient inscrits d’un côté la valeur et la date de la petite chose brillante sous l’identification République libanaise et, d’un autre côté, gravé dans le métal souvent percé d’un trou, le symbole du pays du Cèdre. On émigrait, grâce au centre de l’araignée, d’une ligne à l’autre, d’une direction à l’autre, de la mer à la montagne, d’un quartier riche à un quartier pauvre et vice-versa. Toute la ville, malgré ses autos et ses calèches (il y en avait toujours par-ci par-là, moyens de transport luxueux pour les plus fortunés, gros commerçants, médecins, avocats et autres) était comme contenue dans le filet électrique de la Compagnie des Tramways Belges (les meilleurs wagons du monde avec les sièges qu’il faut : épais, tressés en paille et rembourrés pour les fesses des voyageurs de première classe, en bois luisant et simple, dur aux fesses, pour les voyageurs de deuxième classe,  ce  qui  n’était  que  justice.  Aux  heures  de  pointe, beaucoup de  voyageurs étaient  debout dans  le  couloir du wagon et sur ses deux plates-formes avant et arrière. On ne pouvait alors, le voulût-on, éviter entre garçons et filles les contacts formateurs. La musique de la vie accompagnait, bon gré mal gré, la musique du tramway, portant, lui, ses “feux verts sur l’échine” s’il faut en croire Apollinaire.

                                         Le tramway de Beyrouth était, ai-je dit, de couleur verte et le resta durant toute la période du Mandat confié par la Société des Nations en 1920 à la France pour gérer l’embrouillamini libanais. En 1944, un an après l’indépendance du pays acquise à l’arraché, et pour l’orgueil de l’antique jeune nation, les tramways furent peints en rouge, couleur dominante de la révolution et de la liberté flambant neuve. Le rouge était d’ailleurs la couleur souveraine du nouveau drapeau : deux bandes rouges horizontales protégeant le cèdre représenté sur fond blanc dans la zone médiane. Arrivera le temps où le rouge tramway national, aux jours difficiles pour le gouvernement – grève ou manifestation populaire – sera immobilisé ou renversé à travers la rue qu’ainsi il barricadait pour ne se redresser sur ses roues qu’une fois le problème réglé. Dès chose faite, le tramway rouge retrouvait, avec sa rutilance et son orgueil, sa vocation reliante. »

                                               Adolescent, c’est en tramway que je me rendais le matin au collège situé à un tout autre point de la ville et que, le soir, je rentrais chez moi. Les collégiennes, les lycéennes avec leurs cartables, les sérieuses comme les autres, dans la diversité de leurs uniformes, étaient si belles qu’elles constituaient des proies désignées pour la faim de l’apprenti-poète. L’éducation sentimentale se fit pour moi, de station en station, au rythme allègre  et  quelquefois  ahanant  du  tramway.  J’avais  une amoureuse à chacune des six lignes aller et retour de l’araignée et parfois d’une station l’autre. Drelin-drelin faisaient simultanément la sonnette du “wattman” (pourquoi ce nom méchamment anglo-technique pour le conducteur ?) et le cœur du postulant. A l’arrêt, la fillette aux seins déjà formés quittait le champ d’amour silencieux et mobile avec un sourire entendu et un regard en coin de son œil, longue et noire amande, disant, sans qu’aucun mot ne fût jamais échangé : « A bientôt ! » Ce rendez-vous muet illuminait pour moi la journée du lendemain au Collège Saint-Joseph des Pères Jésuites l’équation à deux inconnues, l’oraison funèbre d’Henriette d’Angleterre, les reproches  d’Andromaque à Pyrrhus et le ragoût de haricots de la cantine. Tout, autour du jeune poète, était déjà romantique avant la lettre et la chose. Le tramway de Beyrouth prophétisait l’arrivée prochaine dans un an ou deux de Lamartine, de Hugo ou de Musset (et, pour moi, lu en secret, surtout de Baudelaire).

  »Tramway de Beyrouth, mon amour

Fenêtre qui bouge avec le cœur

La Méditerranée te regarde passer

La montagne t’observe et monter et descendre

Et elles se disent entre elles à voix basse : « Ah, si ce tramway était assez vaste

Nous pourrions main dans la main le prendre ensemble

On voyagerait, on voyagerait

Incognito parmi les hommes et les femmes On regarderait les splendides vitrines

J’y choisirais des bottines de pluie, dit la mer

Et moi, dit la montagne, une blouse d’hiver bleu de temps

Tramway de Beyrouth, mon amour,

Mes belles sont toutes belles, je lui dis, Je ne choisirai aucune, aucune

Tu choisiras pour moi

Et tu dérailleras

Déraillera bien qui déraillera le premier

Le premier le dernier et même entre les deux ».

                                                                      Un  jour,  nul  ne  sait  plus  pourquoi,  vers  le  début  des années 60, le tramway fut retiré du jour au lendemain des rues archaïques et nobles de Beyrouth. Les habitants de la capitale, choqués, mirent plus de dix ans à réaliser leur incompréhensible sort. Ce fut un grand mal-être, un vrai malheur. En 1974, par excès d’absurdie, ils décidèrent par un beau et triste matin sans tramway de se déclarer la guerre.

 

                                                                                                      Salah Stétié  

 


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