Cycle du souffle par Marc Wetzel

                                                                 Marc Wetzel

                                   Cycle du souffle

                                      Le souffle (le « pneuma » des Grecs) est la catégorie centrale de la philosophie stoïcienne (par exemple celle du stoïcien Chrysippe – 280-204 av. J.C. -, qui en donne les éléments les plus précis). On peut le voir en trois points.
                                       * Selon les Stoïciens, l’âme (psychè) est un souffle (et la perte du souffle est donc la perte de l’âme, la mort) ; et elle est un souffle, plutôt qu’une idée, une créature, une structure ou une force. C’est que l’âme, pour eux, n’est pas d’abord un phénomène spirituel (= un dépôt religieux, ou un organe de vérité), mais ce qui, comme on dit, anime le corps vivant, c’est-à-dire lui permet de coordonner ses tâches et de s’adapter au cours fluctuant des choses. Un cadavre, à l’inverse, ne coordonne plus rien en lui et ne s’ordonne plus à rien hors de lui ; c’est qu’il a « rendu » le souffle.
L’âme est donc pour eux, essentiellement, ce qui fait travailler ensemble les diverses parties ou mêmes fonctions du corps (comme la digestion synthétise nutrition et élimination, la fièvre thermorégulation et protection de l’organisme, le réflexe postural sensorialité et motricité …), et ce qui ajuste l’organisme aux sollicitations (contraintes et ressources) du milieu. L’âme d’un être synchronise ses expériences du corps et du monde.
                                             Il y a là, à la suite d’Aristote, une conception strictement «biologique » de l’âme : c’est elle qui permet l’animalité, elle est la puissance animale d’organiser la vie de son corps en temps réel. Et il s’agit bien d’une puissance animale : le végétal, pour eux (au contraire d’Aristote) n’a pas besoin d’âme, car la plante n’a pas à ressentir ce qu’elle fait, à agencer ses impressions, à raffoler ou se détourner de ce qu’elle rencontre etc. La « nature » en elle suffit. L’animal, non, et c’est à tout cela que lui sert une âme.   
                                             Reste que le choix du « souffle » pour illustrer à lui seul l’âme (avec sa réputation d’immortalité et d’immatérialité) restait risqué et provocateur, car quoi de plus épuisable et corporel qu’un souffle?
                                            *Qu’est-ce qui rapproche donc l’âme du souffle, du principe et moyen central de la ventilation pulmonaire (c’est-à-dire, pour eux déjà, de la respiration des Mammifères et des Oiseaux) ? Chrysippe donne trois raisons : d’abord la diffusivité de l’âme, sa nature fluide, qui doit pouvoir « s’écouler » à travers le corps, s’y trouvant partout chez elle (comme le miel, dit-il coule sur et par les rayons de la ruche, sans être ni eux ni hors d’eux) ; l’âme est faite pour propager ses consignes et signaux. Elle est un fluide, un flux informationnel. La deuxième raison du rapprochement entre âme et souffle est leur commune tension (« tonos ») ; car le flux de l’âme ne s’écoule qu’entre des pôles, par aller-retour (du cœur aux membres, de la peau à l’encéphale …). Tout le travail de l’âme est oscillant, ou marche par différences de potentiel – par contrastes de pression, de température, de densité. C’est que l’âme anime un corps dans un monde, et que tout corps, volume vivant et plastique, a un intérieur et une périphérie qui « communiquent » (s’allient sans se confondre, s’entre-informent sans se déformer), une force musculaire qu’il faut partout contracter et relâcher pour avancer, se positionner, se défendre, bref doit marier pour vivre en corps consistance et souplesse, finesse et efficacité : telle partie doit s’étirer sans rompre, se dévoiler sans occulter une autre, vibrer sans dissonance. Tout dans un organisme animal alterne coups et parades intérieurs, comme une auto-escrime de vivre. Or le va-et-vient essentiel du souffle, son incessante circulation entre l’air du monde et l’air du corps, mais aussi entre divers sacs et alvéoles qu’ils imaginaient distribués en grappes dans la chair, bref l’activité rythmique des mouvements ventilatoires , leur amplitude alternée, leur a paru incarner à merveille la « tension » propre de l’âme.
                                            A ces deux aspects (diffusivité et tension, qui ensemble rendent déjà joliment la tonalité de messager dramatique de l’âme), les Stoïciens en ajoutent un dernier, apparemment plus technique ou difficile – c’est, en grec, « oikeioisis », qu’on traduit par  appropriation ou pertinence, c’est à dire ajustement au propre de la chose -, mais en réalité très simple : c’est notre idée d’adaptation, mais plutôt tournée vers elle-même, comme une compétence physiologique, un savoir se servir de ses capacités, bref : une fonctionnalité (un pouvoir et un savoir de faire toujours correspondre, dans le processus qu’on mène ou qu’on est, les données initiales et les résultats attendus). Comme dit Chrysippe, même dans notre sommeil, le souffle sait ce qu’il a à faire ; dans l’exercice éreintant, il s’augmente spontanément ; l’indéfini réseau des galeries du corps propre qu’il lui faut arpenter n’est jamais pour le souffle un opaque labyrinthe. Il est son propre fil d’Ariane. On pourrait ajouter : dans le bouche-à-bouche du sauvetage, la « réanimation » montre comment le même souffle, qui animait ici tel corps, vient en servir activement un autre. Il transporte avec lui sa compétence. Cette idée d’appropriation est simple et belle : elle souligne que, exactement comme le souffle, l’âme dispose constamment d’elle-même (comme notre souffle est censé s’exhaler sans cesse du sang à même le corps – ce qui anticipe superbement l’idée d’hémoglobine, de transport d’oxygène par les artères), distingue dans les états du corps quels conviennent ou disconviennent (il y a là anticipation de l’identité immunitaire, et élimination distinctive de ce qui est ou devient étranger au corps), et surtout distribue au corps l’énergie de sens qu’il lui faut en le purifiant de celle dont il a usé. « Inspirer » le bon rapport au monde, en « expirer » le mauvais, l’image reste suggestive.
                                           Le souffle étant donc cette diffusivité rythmique et appropriée de l’air dans un organisme, illustre bien, selon les Stoïciens, l’écoulement de l’âme (qui est comme le torrent des services qu’elle assure) ; l’alternance vitale (par exemple de ses humeurs), son adaptativité enfin (par elle, le corps dompte et exerce d’abord ses propres ingrédients pour devenir mieux à même, par élargissement et affinement du « convenable », de s’approprier ceux du monde). Comme le souffle, dit Chrysippe, notre âme doit se répandre pour se manifester – ainsi la phonation, le cours sonore de sens, et l’impossibilité de toute voix fixe ; doit se tendre et se relâcher pour unifier l’action de vivre ; et doit s’ajuster pour l’orienter – comme dit-il, un chien de berger dont l’incessant va-et-vient en tous sens reforme et guide le troupeau.
                                          *Une dernière remarque : si pour les Stoïciens, toute âme est donc souffle, la réciproque n’est pas vraie : tout souffle (pneuma) n’est pas âme (psychè), n’est pas de nature psychique (c’est-à-dire lié à des états de représentation du monde ou d’impulsion voulue en lui). Son triple principe d’écoulement, de tension et de fonctionnalité vaut et opère selon eux dès la matière inerte ! Le souffle, bien sûr, n’y respire pas, mais il structure déjà le cristal par exemple : par lui se dessine dans la pierre la frise des pleins et des déliés de la substance, par lui se fixe la bonne distance entre deux mailles, par lui s’ordonnent les lignes et les angles privilégiés de fracture : la cohésion de la matière leur semble disposition pneumatique (nous la dirions électromagnétique, mais leur idée d’alternance rythmique est simplement passée dans nos charges et valences).
                                             Il y a aussi, pour eux, déjà, souffle végétal. Certes sans ventilation (rendue impossible par défaut de cavités internes, et inutile par constitution d’autres réserves), mais la croissance et la reproduction des plantes sont assimilées par les Stoïciens, respectivement, à une distension (un auto-étirement, qui est comme un gonflement aérien d’être, un ballonnement ontologique) et à un ensemencement (une expulsion de graines ou spores se répandant, comme « crachées », dans le milieu). Deux procédés d’une sorte d’insufflation d’être.    
                                             Mais la remarquable universalité du souffle selon les Stoïciens s’achève, bien sûr, dans l’âme humaine, dans l’âme du monde, et même … dans l’âme de Dieu. Souffle de l’âme raisonnable de l’homme d’abord, parce qu’en cette âme seulement, il y a mémoire d’une vie comme action sur elle-même (l’homme se souvient qu’il a appris à vivre, c’est-à-dire erré et progressé, et l’âme est comme cette tension inlassable, et ambiguë, entre ce qu’il aura fait de sa vie et ce qu’elle fait de lui – qu’on voit dans la honte et la fierté, l’aveu et la nostalgie, l’endurcissement et le rachat). Ainsi le sage, sachant assez tout ce qu’il aura fait pour n’en employer que le meilleur, est toujours à l’heure réelle de son existence, comme une araignée détectant les vibrations des différentes époques de sa toile, comme un roi (dit encore Chrysippe) qui sait toute l’échelle des distances parcourues par ses innombrables messagers, comme une source sachant quitter son lit souterrain pour se perdre dans l’insomnie du monde.
                                                Mais au-delà, il y a l’âme du monde, qui est aussi (et elle d’abord ?) un souffle, car du monde vient tout ce qui arrive, au monde retourne tout ce qui se dissipe, dans le monde se produit tout ce que les êtres font les uns pour les autres surgir et disparaître, poindre et s’escamoter. L’abri cohérent et dynamique d’un monde (d’un cosmos), partout et toujours répandu entre les corps et à travers eux, est le principe actif et universel de leur être.
                                               Et ce monde même respire, se dilatant peu à peu à tout l’espace du réel, puis se reconcentrant peu à peu (dit Sénèque) dans l’âme de Dieu (où un monde accompli vient comme recueillir et distiller toute son expérience de lui-même). Succession d’embrasements (contemplatifs) et de décompressions (créatrices) qui fait une sorte de Retour Eternel pépère et malicieux. Ce qui émeut le sage, plutôt fier et ravi de comprendre et de voir, dans cet effort cosmique de faire naître d’elle-même la Beauté, la radieuse hospitalité du Souffle universel.

 


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